Une deuxième pour une première
En
ces premiers jours d’ "hiver la terre pleure, le soleil froid, pâle et
doux vient tard, et part de bonne heure / Ennuyé du rendez-vous" écrivait
Hugo. Voici les quelques vers qui me vinrent à l’esprit en ce matin du 28
décembre 2019. Le mercure affiche -2°C, le vent nous fait grâce de sa clémence,
le ciel est clair et les étoiles laissent place aux lueurs de l’aube à
l’instant où j’arrive à la cabane de chasse. Après de cordiales salutations à
mes camarades d’arme et l’aurore nous ouvrant les portes d’une journée propice
à la quête d’un gibier encore insouciant, nous nous dirigeons vers nos postes
respectifs.
Je
peux alors admirer une nature étincelante de givre, les feuillus laissent
apparaître leurs branches complétement dénudées et un épais tapis de feuilles
mortes qu’on a plaisir à fouler jonche le sol. J’arpente ainsi les deux-cents
derniers mètres du coteau que culmine le mirador du poste 12. Je m’installe
donc le souffle encore haletant, mon matériel est vérifié, mes lames sont
affutées, que dis-je, affilées mon cher Momo.
J’encoche
ma flèche et j’attends. Mon rythme cardiaque redescendu, le silence reprend ses
droits et je m’émeus : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe calme et
volupté » dirait Baudelaire. Cet instant est soudain contrarié par les
aboiements lointains des chiens et mon attention est brusquement happée vers ce
point. En l’absence d’indices de ce côté, je tourne alors mon regard à l’opposé
et vois poindre à 40 m un couple de chevreuils qui se dérobe tranquillement
dans ma direction. Leurs regards sont tout entier voués aux chiens en approche
mais ne semblent pour autant pas inquiétés.
J’arme
mon arc et prie pour qu’ils se rapprochent encore. Ainsi soit-il, la chevrette
s’arrête de profil à 25 m. C’est un peu loin j’en suis conscient mais je
connais bien mon équipement et je sais que j’ai très peu dérive latérale à
cette distance. Je décide de décocher et à mon grand dam, la flèche passe juste
en dessous du buste de la bête. Contre toute attente et alors que j’imagine mes
espoirs réduits à néant, le gibier ; surpris par l’impact du projectile
quelques mètres plus loin ; se rapproche davantage de moi.
Après
cette première exaltation, je tente de reprendre mes esprits. Tandis que la
traque se poursuit, je saisis d’une main de velours encore frémissante une
nouvelle flèche de mon carquois, l’encoche et réarme mon arc en ne quittant pas
ma proie des yeux. Ce bref épisode de réaction me parait interminable et je vis
un véritable paradoxe émotionnel. D’un côté, je suis convaincu que l’animal va
me démasquer d’une seconde à l’autre ou qu’il va être effrayé par l’arrivée
tonitruante de nos fidèles compagnons canidés. De l’autre, je suis consterné de
voir cette si belle créature immobile, si proche et si paisible, inconsciente
de la menace imminente qui pèse sur elle.
Au
moment fatidique où la tension atteint son comble, je décoche à nouveau ma
flèche avec certitude dans un soulagement incommensurable. Cette dernière file
dans une dernière danse vers son dessein et transperce de part en part l’animal
qui ne semble lui-même pas comprendre ce qui lui arrive. Les indiens diraient
qu’ "il est mort mais ne le sait pas encore". La chevrette entame
alors quelques soubresauts dans une ultime chevauchée d’une dizaine de mètres,
s’arrête, tressaille et s’effondre gracieusement sur le flanc.
Je
descends du mirador et parcours 19 m jusqu’à la flèche ensanglantée qui trône
fièrement plantée à même une branche morte à proximité du corps sans vie de ma
victime. Je remercie mon seigneur et sonne la mort. De retour à la cabane de
chasse, les faits révèleront une chevrette de 25 kg touchée en plein cœur.
Mes
collègues me félicitent chaleureusement. Plus particulièrement, un membre de
l’équipe qui, admiratif de l’état des deux dernières venaisons fléchées, dira
que l’année prochaine tous devraient se mettre à la chasse à l’arc. Toute
plaisanterie à part, c’est bien là ma plus grande fierté, à savoir, promouvoir
la noblesse de notre pratique que j’aime considérer comme un art martial (de la
chasse) et qui nécessite de fait une certaine exigence corporelle et
spirituelle. Pour clore mon propos je vous propose 2 citations qui résument à
mon sens assez bien ces 2 aspects :
-
« Je ne
crains pas l'homme qui a pratiqué 10.000 coups une fois, mais je crains l'homme
qui a pratiqué un coup 10.000 fois. » Bruce Lee
-
« Ne frappe
pas pour gagner, frappe après avoir gagné » Miyamoto Musashi
David
Bruey